« La nuit s’est creusée comme une vasque et l’espace de la cuisine se met à respirer derrière un voile fibreux. J’ai pensé à la matière silencieuse qui s’échappe des noms, à ce qu’ils écrivent à l’encre invisible. A voix haute, le dos bien droit, redressée sur ma chaise et les mains bien à plat sur la table et sûrement ridicule en cet instant pour qui m’aurait surprise, solennelle, empruntée, je prononce doucement : Lampedusa ». Maylis De Kerangal écrit la nuit du 3 octobre 2013, la nuit où elle apprend qu’un bateau débordant de réfugiés sombrait au large de l’île italienne. Elle est seule dans sa cuisine cette nuit-là, elle écoute la radio, les images et les mots se superposent – Visconti et Burt Lancaster réapparaissent – et la romancière de méditer sur les douloureuses errances du monde.
Maylis de Kerangal, À ce stade de la nuit, éd. Guerin, 2014, rééd. Verticales, 2015.